La journaliste Ivana Riggi, dans un article daté d’avril 2011 et publié par le site italien Archimagazine, revient sur l’influence de l’architecte Franco Albini, chez lequel Renzo Piano, notamment, fit ses classes. Marco Albini, son fils, aujourd’hui à la tête du Studio Albini à Milan, fut témoin et acteur de l’épopée. Il raconte. Définition d’un maestro.
Contexte
Né en 1905 à Robbiate, Franco Albini est diplômé de l’Ecole Polytechnique de Milan en 1929. Il commence son activité en 1931 en association avec Giancarlo Palanti et Renato Camus. En 1932, il rencontre Edoardo Persico, le personnage le plus représentatif du rationalisme italien qui a sûrement renforcé en lui ses choix typologiques et les thèmes de ses oeuvres. A la fin des années 30, Franco Albini travaille avec Ignazio Gardella, Giuseppe Pagano et Giovanni Romano sur de prestigieux concours tels l’EUR et le plan urbain de ‘Milano Verde’.
Et puis, la guerre.
Le conflit est suivi par les années du boom et de la reconstruction. En 1945, Albini est le fondateur du mouvement des étudiants d’architecture, période qui a vu naître le magazine Construzioni Casabella. En 1956, il est l’associé de Franca Helg, avec laquelle il partage de multiples projets.
Au début des années 50, l’architecte réorganise la Galerie Municipale du Palazzo Bianco de Gênes : une conception muséale innovante qui s’appuie sur la mobilité des oeuvres à l’intérieur de la salle. Ce fut l’un des premiers musées conçus selon les principes du mouvement moderne, se glissant à l’intérieur d’une structure historique. Cette extraordinaire intervention a fait reconnaître Albini comme le maître du design muséal. Une oeuvre bientôt suivie par d’autres. Citons le Museo del Tesoro de San Lorenzo (1952 -1956) et la restauration du Palazzo Rosso (1952-1962).
Dans les années 60, en plus de Franca Helg, l’agence accueille deux personnages clés qui ont porté les projets de l’architecte jusqu’après sa mort : Marco Albini (le fils) et Antonio Piva.
Parmi les conceptions les plus importantes, citons le refuge de Pirovano à Cervinia (1948, 1952-1955, 1960), la Villa Olivetti à Ivrea (1955-1958), les bureaux de INA à Parme (1950-1954), la Rinascente* de Rome (1957-1961), les stations de la ligne 1 du métro de Milan (1962, 1965-1964, 1969), etc.
Albini fût un concepteur plurivalent, capable de prendre en compte différentes échelles, de l’architecture à l’urbanisme.
Parmi ses nombreuses récompenses, retenons le Golden Compass en 1955, 1958 et 1964, le Prix Olivetti d’Architecture en 1957, le Prix Royal Designer for Industry de la Royal Society de Londres en 1971.
Rencontre avec son fils Marco pour un portrait de ce concepteur estimé aussi important que Renzo Piano (qui a travaillé chez lui). Définition d’un maestro.
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SE SOUVENIR DE FRANCO ALBINI ; ENTRETIEN AVEC SON FILS, MARCO ALBINI
Ivana Riggi | Archimagazine
Milan – La culture est un ensemble de connaissances transmises de génération en génération. Si l’on considère ensuite ce terme au sens de culture de l’âme humaine, voilà que sa valeur devient quantitative et varie d’un sujet à l’autre. Franco Albini fut certainement une personne bien éduquée. Etranger à l’auto-célébration, il était un homme d’une polyvalence extraordinaire.
Ivana Riggi : Lors d’une conversation, l’architecte Luigi Mascheroni m’a rapporté l’expression de votre père : «Je n’ai aucun désir de posséder» (…) Qui était Franco Albini ?
Marco Albini : Franco Albini avait une rigidité morale même s’il n’a, car il était très ouvert, jamais été moraliste.
Il s’agissait d’une rigidité morale personnelle issue de l’histoire d’une famille de classe moyenne de Brianza, à Milan, ayant connu un effondrement financier soudain, une famille qui, vers 1929, a changé de situation sociale en passant du confort à la survie. Mon père, orphelin de son propre père, a dû faire face à cette difficulté en étant le seul homme de la famille. Cette situation a influencé son attitude envers la vie et l’a rendu minimaliste. Evidemment, cela concerne son architecture mais c’était avant tout le résultat d’un sentiment intime. Nous ne devons pas nous soumettre aux besoins, en particulier ceux de la consommation.
De toute évidence, cette pensée relève d’une idéologie qui tend à favoriser les classes les plus pauvres et à mettre toutes les professions, de l’architecte au médecin, au service du peuple, des services sociaux s’adressant précisément à ceux qui en ont le plus besoin. En architecture, par conséquent, les thèmes sont ceux du logement social, du logement à faible coût, la réduction toujours plus grande des surfaces, du respect du mode de vie et de l’habitat. C’était un choix de carrière.
C’était donc un parcours parallèle ?
Dans le climat culturel de l’époque, il existait une synergie entre différentes personnalités des arts et des métiers. Dans les années 30, les peintres, sculpteurs, architectes travaillaient en opposition avec les architectes du dix-huitième siècle, du baroque et leur style surchargé. La nouvelle architecture devait être simple, rudimentaire, minimaliste ; elle devait être à l’opposé de ce qu’elle était auparavant.
Dans un autre sens, «Je n’ai aucun désir de posséder» entre dans une logique que nous n’étions pas obligé d’avoir. Mon père avait une relation très décontractée avec l’argent. Ma mère, qui venait quant à elle d’une riche famille de propriétaires terriens, avait également souffert de l’effondrement pendant la guerre. Elle me racontait que, pour faire vivre la famille et chercher à manger, ils allaient en vélo de Milan jusqu’à Piacenza (par manque d’essence) pour y trouver des oeufs, des poulets etc. Mon père aimait ma mère.
Papa racontait que, pendant la guerre, il avait ouvert une petite agence avec Enea Manfredini (architecte de la région d’Emilie Romagne), à Piacenza parce que ma mère était du coin. Il s’agissait d’une agence qui se trouvait sur la route de Scalabrini, à côté de la faculté d’architecture ; ils étaient là tous les matins même s’ils n’avaient pas de travail tous les jours. Quelques meubles conçus, probablement expérimentaux, quelques dessins, des prototypes en fil de fer suspendus : des armoires, des tables avec des tiges à la place des pieds. Il s’agissait d’une activité qu’ils voulaient faire pour eux-mêmes. Tout ceci afin d’expliquer plus clairement quelle était la relation de Franco Albini avec l’argent.
Pour votre père, à partir de quand l’architecture devient-elle de l’art ?
Ah, il ne voulait pas parler de l’art dans ce sens !
L’art n’était pas une condition de l’architecture. Il ne voulait pas être un artiste mais un artisan. Il a toujours travaillé la matière, la menuiserie, le fer, ces matériaux qui, plus tard, à force de les manier, sont devenus des oeuvres d’art. Mais ‘Faire oeuvre d’art’ n’était pas l’objectif de l’architecte qu’il était.
Comment utilisait-il la technologie ou comment percevait-il la «voie de la modernité» ?
Le terme ‘technologie’ signifie se référer d’une manière culturelle à une technique traditionnelle ; or, à l’époque, il n’existait pas. Il y avait des voitures et l’industrie faisait des progrès. En ce qui concerne l’utilisation de la technique en architecture, il s’agissait de chercher les moyens constructifs de notre histoire et de notre tradition et voir s’ils pouvaient être modernisés et transformés ; cela signifiait la simplification, la baisse des coûts, la réduction de l’utilisation de matière. D’une intention de rationaliser, il fallait trouver la capacité d’optimiser les résultats. En ce sens, la technologie a pris forme selon une logique ou une méthode des petits pas : un progrès progressif du travail quotidien.
Pourquoi le couple Albini-Helg fonctionnait-il ?
Franca Helg est arrivée au studio en 1956. Elle a été une grande organisatrice et coordinatrice : papa était tenu à l’écart des problèmes pratiques, ce qui lui permettait de rester derrière la table à dessin. Je me souviens qu’il arrivait le matin au studio et partait le soir, sans bouger ; il était tout le temps à sa table en train de dessiner. Ils utilisaient des chemises blanches aux poignets serrés et aux poches pleines de crayons. Ils ressemblaient à des médecins. Absolument l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui dans le studio où l’on passe beaucoup de temps à l’extérieur, entre les rendez-vous et les chantiers…
A cette époque, c’était comme un atelier et, pour cela, le facteur protecteur de Helg fonctionnait. Elle a également apporté un raffinement sur certaines pratiques de conception : par exemple, comment composer certains dessins. Comment ce faux-couple est né ? Je n’en sais rien ; j’exclus totalement une histoire sentimentale entre eux. Même ma mère n’y a jamais accordé une quelconque importance !
Y eut-il un projet particulièrement difficile pour eux ?
J’ai suivi les projets à partir de 1968. L’un des plus difficiles, parce qu’il s’étalait sur plusieurs années, a certainement été la restauration du musée et du cloître de Saint-Augustin à Gênes. Le projet préliminaire a été lancé en 1970 mais a été abandonné (par manque de fonds) pendant des années. Nous l’avons repris en 1978, peu après la mort de mon père et complété en 1986. Vingt ans plus tard ! Ce projet est significatif car, aujourd’hui, nul n’autorise la reconstruction d’un cloître médiéval, même s’il a été détruit, comme c’était le cas auparavant. Je crois que nous avons réussi à préserver l’atmosphère du cloître médiéval tout en utilisant des matériaux différents.
Autre projet qui nous a fait souffrir : la restauration du musée civique du complexe des Ermites de Padoue. Le musée a été achevé assez rapidement. Le projet d’extension proposait la construction d’un petit immeuble à côté de l’église lequel a été l’objet de différentes critiques (art et architecture réunis). Ils ont choisi 14 projets, les ont approuvé, désapprouvé, refusé, annulé ; un désastre qui a suscité une énorme controverse. Abandonné, il nous a procuré une grande tristesse parce qu’il contenait l’entrée du musée.
En 1968, vous faites partie de l’agence. Comment était la confrontation avec un père comme le vôtre ?
J’ai rejoint l’agence en tant que concepteur de 1972 à 1974. En 1969 ou 1970, je ne me souviens plus bien, Renzo Piano rejoignait aussi l’agence. Aujourd’hui, c’est très difficile d’expliquer à un jeune comment nous travaillions à l’époque. Tout était dessiné à la main, la table prenait une part importante du projet, il fallait que tout soit bien présenté, étalé sur cette table à dessin et l’erreur était fatale, il fallait alors tout recommencer. Il existait une multitude de techniques (en dehors d’un simple clic d’ordinateur) dont les jeunes ignorent même l’existence aujourd’hui.
Quel rapport avait Franco Albini avec le monde académique ?
Franco Albini a enseigné jusqu’en 1964 à l’école d’architecture de Venise, que j’ai fréquentée en quatrième année alors qu’il était nommé par la Faculté d’Architecture de Milan. En 1964, il a engagé une bataille contre les universitaires. Nous étions prêts à la modernité et tenions à ce que l’architecture moderne (les années 30, l’art moderne, l’art abstrait, le cubisme) soit enseignée. Les programmes d’enseignement à l’époque n’étaient pas conçus pour parler de la modernité, tout s’arrêtait à la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle.
Nous apprenions les conceptions urbaines, les capitales, les colonnes et les temples doriques. Nous demandions : «Et Le Corbusier ? Il n’est pas enseigné». Le professeur a répondu qu’il n’était pas dans le programme ! Quand on a insisté, l’enseignant a menacé de suspendre les cours. Nous avons occupé la Faculté ! Je ne sais pas comment c’est arrivé ; il y eut comme une rébellion parce que cette histoire nous avait sérieusement énervé ! Plus tard, vers 1965, la même vague a balayé des étudiants dans le monde entier : l’Amérique, la France et ainsi de suite. En 1964, l’un des professeurs, en désaccord avec notre propos, a pris sa retraite, suivi par deux autres. C’est à ce moment là que l’académie a fait appel à mon père et à un autre architecte, Beljiojoso.
Quand mon père est arrivé à Milan, entre 1964 et 1965, l’institution a pris un tournant très politique. Il a eu une attitude révolutionnaire, prônant une «tabula rasa» et une réinitialisation de la culture dans la société. Ces années là ont connu un désastre au niveau institutionnel, c’était une bagarre permanente entre le présent et le passé. En 1970, mon père est tombé malade ; pourtant, il a continué à soutenir cette école de pensée pour laquelle il s’était tant battu. Il a quitté l’enseignement en 1975 et il est mort en 1977.
Pour conclure : l’architecture qui se fonde sur l’expérience «traditionnelle» doit-elle être aujourd’hui «repensée» ?
Plutôt que de repenser, l’architecte devrait, aujourd’hui, s’impliquer de la conception à la réalisation. Il s’agit d’une refonte du métier d’architecte. Malheureusement, il reste toujours considéré comme un «façadiste» qui décide d’une couleur, auteur d’une sympathique composition, qui organise même l’emplacement de quelques plantes, etc., les choix urbanistiques et architecturaux étant parfois déjà réalisés. C’est alors un duel entre la planification urbaine et l’architecture qui implique une crise de la profession.
Mon père parlait de «la forme de la ville», de l’architecture à l’urbanisme et de la planification aux monuments urbains. Aujourd’hui, l’impact visuel est primordial, il est mis en avant dans chaque geste architectural. La consommation et la publicité prennent également le dessus de n’importe quel projet. De mon point de vue, c’est un mauvais signe. J’espère que la crise actuelle va conduire à la réflexion et à la considération des choses avec une plus grande sagesse.
Mais je crois que l’architecte a élargi son expérience. Il y a quelques projets intéressants qui ont donné plus de brillance à l’architecture et ont, de fait, amélioré l’économie des villes. Certes, d’un point de vue bureaucratique, le monde s’est détérioré mais cela a aussi renforcé le système concurrentiel et, parfois, mené au débat. Cela dit, le métier connaît désormais des architectes qui ne travaillent qu’à travers la publicité, d’où l’existence de choses horribles autour de nous. Le niveau n’y est plus.
Ivana Riggi | Archimagazine
02-04-2011
Adapté par : Sipane Hoh
* Société italienne de grands magasins haut de gamme spécialisée dans le secteur des produits d’habillement et d’équipement pour la maison.
N.B. Cet article est paru en première publication sur le courrier de l’architecte le 20 avril 2011.