A 85 ans, dans le ‘Tombon San Marco’, Gae Aulenti toujours alerte

A 85 ans, dans le ‘Tombon San Marco’, Gae Aulenti toujours alerte

Architecte, designer, rédactrice… Gae Aulenti est en Italie une incontournable femme de l’art. Le 28 décembre 2011, la journaliste Alessandra Coppa lui rend un vibrant hommage dans les colonnes de Living24, le portail d’un groupe de presse dédié à l’ameublement, le mobilier et le design d’intérieur. Retour sur l’aventure engagée d’une femme de tête.

Italie | Milan | Gae Aulenti |

Contexte
Gae Aulenti est la première femme architecte à qui le Japon a accordé le Praemium Imperiale. A la fois rédactrice, architecte, scénographe, enseignante et designer, cette Italienne née en 1927 continue son parcours jusqu’à nos jours avec le dynamisme de ses vingt ans.
De renommée mondiale, elle a à son actif de grands projets ainsi que des petits objets. Du musée d’Orsay jusqu’à la lampe culte Pipistrello, Gae Aulenti a su montrer toutes ces années qu’elle est une architecte pluridisciplinaire jusqu’au bout des ongles.

Diplômée en architecture à l’Ecole polytechnique de Milan en 1953, elle a conçu en 1980 l’une des icônes italiennes, la Fontana Arte, la table avec des roues, un objet qui fait partie de la collection permanente du Museum of Modern Art (MOMA) de New York. Elle a également conçu une scénographie pour le théâtre de Luca Ronconi en 1975 à La Scala.
Parmi ses projets récents ou en cours : le réaménagement de la place de Cadorna à Milan ; la station-musée de ‘Dante’ du métro à Naples ; le lac Meina (Novare) ; une centrale thermique à Rimini ; les aéroports de Pérouse et d’Aoste ; la restauration du Palais Branciforte à Palerme ; le réaménagement du Complexe Saint-Augustin à Modène.
Elle est, en France, Chevalier de la Légion d’Honneur.
SH

ARCHITECTE TOUJOURS – ENTRETIEN AVEC GAE AULENTI
Alessandra Coppa | Living24

MILAN – L’architecture toujours au centre, mais avec philosophie. Du design industriel à l’architecture intérieure, de l’urbanisme à la scénographie, les pièces organiques d’un style unique de conception laissent paraître les multiples âmes de Gae Aulenti qui composent une architecture sans priorité ni engagement politique.

Elle nous accueille dans son atelier milanais avec vue sur le San Marco. Autour d’une grande table carrée de couleur blanche, les chaises griffées de sa série Locus Solus conçue pour Poltronova ainsi que le projet de l’aéroport de Pérouse et le complexe de Saint Agostino de Modène. Pantalon, pull, cheveux courts et une cigarette à la main, là voilà, l’architecte de la transformation de la gare d’Orsay et du Palazzo Grassi, celle qui a redessiné la Piazza Cadona de Milan et a inventé des objets de culte tels que la lampe Pipistrello et le fauteuil Sgarsul.

Tous les projets de Gae Aulenti vont au-delà de l’occasion typologique, comme si son architecture, toujours au centre de la dimension urbaine, révélait la profondeur de lieux mystérieux. Le classicisme sous-jacent de son architecture, les objets (qui peuvent surprendre par leur «effet d’éviction», comme la table basse en verre avec des roues exposée au MOMA) et leur mise en scène sont le résultat d’une recherche, presque d’une intuition.

[Living24 : Il faut monter des escaliers en fer, de couleur orange, pour atteindre le studio de Gae Aulenti…]

Gae Aulenti : C’est ici, là où se trouve aujourd’hui mon studio, que Verdi a composé son requiem.

Le lieu a été bombardé et puis restauré (en 1970). C’est un lieu étrange appelé autrefois ‘Tombon San Marco’.

J’ai conçu cet espace en pensant que je n’aurai jamais un grand studio parce que je voulais dessiner seule.

Le studio est né avec, dans une grande allégresse ; on pouvait nous entendre dessiner et chanter, bavarder. A l’inverse, depuis que l’ordinateur a fait son entrée, il règne un silence de mort.

A quels projets se réfèrent les papiers sur les murs ?

Ce ne sont pas toutes nos réalisations ! Celui-là est le premier projet du magasin Olivetti à Paris et qui, malheureusement, n’a jamais été réalisé ; là, un autre, un projet pour un quartier résidentiel à Caracas.

Il me semble que vous tenez beaucoup à ce projet resté sur papier ?

Il représente l’une des trois débâcles de ma vie : je venais de commencer ce projet quand la colline a glissé et tout emporté. La deuxième est quand j’ai gagné le concours de l’académie des sciences à Berlin avec le siège de l’ambassade d’Italie. Une fois le projet final terminé, le mur de Berlin est tombé et depuis rien n’a été fait. La troisième, c’est la Fenice de Venise où, après huit mois de travail acharné, ils ont bloqué le site et ont attribué le projet à Aldo Rossi. L’unique chose plaisante de l’histoire était un coup de fil d’Aldo Rossi qui disait «Ne touchez pas à Gae !» et c’est lui qui le fit.

[Aldo Rossi avait donc tellement de respect pour elle. C’était une amitié de longue date, née à l’époque de la Casabella, dans les années cinquante à Milan…]

Dans les années cinquante, j’ai fréquenté l’Ecole Polytechnique de Milan. J’ai connu Vittorio Gregotti et, à travers lui, je suis arrivée à la revue Casabella-Continuità dirigée alors par Ernesto Nathan Rogers, dont je fus l’assistante ; chose qui n’a pas duré longtemps vu sa maladie. J’ai été obligée de choisir entre l’enseignement et la pratique. Il y avait Aldo Rossi, Vittorio Gregotti, De Carlo, Guido Canella, Giorgio Grassi…  Ernesto Nathan Rogers répétait souvent que l’architecte devrait être un intellectuel avant d’être un professionnel.

[Architecte intellectuelle et professionnelle, mais femme, dans une ambiance misogyne comme celle de la Casabella. Emilio Battisti, dans le catalogue de son exposition à la PAC en 1979, écrit : «Le premier architecte qui a démontré, en toute évidence, que l’architecture est un substantif du genre féminin».]

Tout le monde le savait mais personne ne voulait l’admettre. Même au sein de la Casabella, où il existait de vraies relations, parfois la misogynie émergeait. C’était un travail agréable mais ils étaient ‘machos’… Il n’y avait que moi et Giulia Banfi, qui s’occupait du secrétariat. A chaque fois que je disais ‘Est-ce que je peux faire le résumé de ce livre ?’, on me répondait, ‘Non, tu feuillettes !’. A la fin, c’étaient des amis mais c’était bestial.

[A Paris, nommée «Monsieur Aulenti», elle demeure l’une des premières femmes «victorieuses» dans un monde très masculin et puis Zaha Hadid a remporté le Pritzker…]

Mais j’ai gagné le ‘Praemium imperiale’ ! De ma génération, Cini Boeri et moi étions seulement deux. Aujourd’hui, heureusement, le nombre des femmes architectes a augmenté. Elles sont très courageuses et déterminées comme ma nièce Nina Artioli du Studio T-Spoon.

Au fil des ans de Casabella-Continuità, entre 1955 et 1965, on parlait de «néolibéralisme», c’est-à-dire de la récupération de la tradition et les valeurs bourgeoises, en opposition au rationalisme de la forme.

Non, je n’ai jamais affectionné le terme ‘néolibéralisme’.

Ce qui m’intéressait dans le groupe de la Casabella était l’histoire, de sorte que l’idée de ‘refonder’ le mouvement moderne.

Nous devons nous rappeler que la revue a été appelée à ce moment Casabella-Continuità. Nous voulions reconduire un processus de continuité à travers l’étude de l’histoire.

[C’est elle qui refonde la charte graphique, la mise en page et la couverture de Casabella]

Il n’était pas question de survoler. Casabella fait partie des revues d’architecture complexes et déterminées. J’étais responsable de la mise en page beaucoup plus que du graphisme. Chaque page a été composée, étudiée et conçue comme une architecture.

Il a été écrit que «n’importe quel objet de l’homme, un monument ou une tanière, ne peut échapper à sa relation avec la ville, le lieu de la représentation de la condition humaine». Commentant la gare d’Orsay, Celant (critique d’art italien, ndlr) parle de ‘la ville construite à l’intérieur de l’ancienne gare’. Comment pouvez-vous mesurer les plans de votre projet par rapport à la ville, au site ? De quelle manière croisez-vous le thème de la modernité avec la persévérance des signes composants ?

La ville est le lieu où l’homme vit, la vie est essentielle dans ce domaine, là où l’histoire a été déposée, où les philosophes expriment la maturité des confrontations ; la ville est le lieu de l’invention. Le projet d’architecture est un fait relationnel ; quand on construit à l’intérieur de la ville, il n’est pas question d’autonomie. Tant d’objets architecturaux d’aujourd’hui sont faux, une dose de misère, parce qu’ils ne font pas référence au contexte.

Se reporter au contexte ne signifie pas homologuer mais avoir une position dialectique avec le site. Par exemple, dans mon projet pour l’ancien hôpital de Modène, il y a une relation forte avec le XVIIIe siècle et cela modifie les fonctions et le rapport avec la ville. Il s’agit en l’occurrence d’un lieu qui a toujours été fermé, pour des besoins de santé mais aussi pour des raisons de mode de pensée. Il sera transformé en bibliothèque, ce qui nécessite un bâtiment qui n’est plus fermé mais ouvert vers la ville.

Même la disposition de l’exposition ‘New domestic Landscape’ de 1972 au MOMA de New York était une scène qui mutait entre intérieur et extérieur, une ‘ville’ mais aussi un système de meubles ‘Kartell’, un ensemble d’objets en rapport avec la verticalité et l’horizontalité.

C’était un ‘Nuovo Paesaggio Domestico’ (Nouveau paysage domestique), un endroit imaginaire qui n’était pas encore devenu réel, mais inventé. J’ai constaté que chacun des éléments pouvaient se combiner comme je le souhaitais de manière à créer librement des paysages qui pourraient se diversifier de temps à autre. J’ai travaillé avec Kartell en collaboration étroite et nous avons inventé quelques éléments qui, selon qu’ils sont placés à la verticale ou à l’horizontale, créent des bibliothèques, des chaises, etc. Ce qui était important pour moi était cette liberté.

Parlez-nous de votre premier projet et de la rencontre avec Adriano Olivetti.

J’ai travaillé pour sa revue Tecnica e Organizzazione. Ensuite, j’ai conçu des salles d’exposition, d’abord à Paris puis à Buenos Aires. J’ai toujours pensé que les objets doivent être liés à l’environnement où qu’ils se placent, jamais seuls ; nombreux sont finalement conçus pour des lieux spécifiques. La lampe ‘Pipistrello’ était pour Paris et la ‘King Sun’ était pour Buenos Aires. Dans les deux cas, pour la salle d’exposition ‘Olivetti’, je voulais obtenir un contraste avec les machines à écrire et un objet de définition complètement différent. ‘Olivetti’ m’a permis de faire des voyages extraordinaires, de pouvoir diriger au mieux mon travail ; je suis allée au Pérou, en Bolivie, j’ai traversé les Andes et j’ai rencontré Oscar Niemeyer…

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Parlons de la relation entre l’architecture et la scénographie pour le théâtre, surtout ‘La Scala’ et la rencontre avec Luca Ronconi. Vittorio Gregotti a écrit vous concernant : «Ses scènes savent se mettre au service du spectacle sans trahir l’architecture qui, loin de tout rôle d’arrière-plan, devient une partie intégrante du spectacle». Dans vos scénographies, on assiste, en effet, à un renversement de la relation figure / fond et de l’ambiguïté entre intérieur et extérieur…

Luca Ronconi est une personne très curieuse. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il a décidé de mettre en scène ‘Le astuzie femminili’ (les astuces féminines). Je devais réaliser le quatrième mur mais j’avais décidé d’en construire trois. Ce qui a donné lieu à cette forme triangulaire fantastique qui représente une structure escamotable. Le théâtre m’a aidé à mieux comprendre le fond de la relation espace / temps.

Au théâtre, les temps sont déterminés, celui du texte, de la narration et de la musique ainsi que les mouvements de la scène qui accompagnent cette action. L’architecture doit tenir compte de l’action théâtrale. La scénographie est une préparation à l’architecture fondamentale.

En 1975, j’ai réalisé la scénographie de ‘L’anitra selvatica’ d’Ibsen (une pièce de théâtre), inspiré par l’art de la photographie.

De la lecture du texte – l’action scénique se déroule presque entièrement dans la maison d’un photographe – est venue l’idée de s’inspirer de l’art de la photographie, à la technique et aux possibilités qu’il offre (copies, des images grand angle, des agrandissements, positif-négatif). Le protagoniste est un photographe, alors nous avons pensé à une scène mobile qui pourrait montrer trois parties égales ou bien élargir comme un grand angle ou noircir.

J’ai également enseigné à l’école de Luca Ronconi à Prato. J’avais l’habitude d’enseigner les samedis et dimanches. Nous avions trois groupes, le mien était consacré à l’espace. J’ai enseigné les relations spatiales entre le texte, l’éclairage et la scène tout en étudiant les arts.

[Malgré les fantaisies imaginées par Luca Ronconi, il me semble qu’elle continue à préférer la réalité et la continuité, en tant que citadine et architecte. De 1980 à 1990, elle a conçu la gare d’Orsay, le Palazzo Grassi, le musée d’art catalan de Barcelone, le musée national d’art moderne au Centre Pompidou, le musée asiatique de San Francisco… La scénographie est-elle déterminante pour son approche du musée ?]

Ne pensez jamais qu’il existe des liens directs, mais plutôt des liens indirects, émergents, volontaires et spontanés. La scénographie ne signifie pas que nous devrions exprimer directement la connaissance que nous avons d’un sujet. Or, en fait, quand j’ai construit mon premier grand musée, le musée d’Orsay, je savais tout ! Même sur les oeuvres d’art.

Est-il vrai que François Mitterrand suivait personnellement le chantier ?

Il est venu visiter le musée en construction et contrôler le travail. Il m’a demandé de lui raconter ce que je faisais. Il m’a personnellement accordé le ruban rouge de la Légion d’honneur.

Comment interprétez-vous la typologie complexe du musée en sachant intégrer le vieux avec le nouveau ?

C’est difficile de travailler avec les conservateurs parce que l’agrandissement d’un musée naît d’une connaissance profonde – à confirmer – de la collection et du fait de décider quelles sont les relations à travers les salles. Par exemple, je vois des cadres dans une salle mais je devrais déjà entrevoir la pièce voisine d’une manière non pas directe mais indirecte. Cependant, il est essentiel de trouver un lien fort avec la notion spatiotemporelle. Si le visiteur peut faire le chemin lentement ou rapidement, il va trouver ses propres relations et aller de l’avant.

Parlons d’un projet plus récent, la station du musée de Dante de Naples.

A Naples, nous avons dû concevoir deux stations différentes et la place qui conduit dans le musée archéologique. […] Nous avons pu insérer des oeuvres connues et faire de la station un ‘musée obligatoire’. On a découvert que même dans une ville comme Naples – très critiquée pour son désordre – des oeuvres d’art placées dans un lieu public peuvent créer un sentiment de respect.

A l’institut italien de culture à Tokyo, il est intéressant de voir comment la grille de la façade fait partie du tissu urbain…

L’institut italien de culture à Tokyo se trouve sur la route principale de Kumdam Minami qui longe un parc connu pour ses cerisiers en fleurs. La façade présente une décompression, comme un filtre dans la transition de l’extérieur à l’intérieur. C’est un grand carré divisé en 81 petits carrés plus petits dont les travées sont peints en rouge, une couleur récurrente de ma part et qu’on retrouve dans les parties structurelles de l’aéroport de Pérouse.

Alessandra Coppa | Living24 | Italie
28-12-2011
Adapté par : Sipane Hoh

photo 1: © DR

photo 2: © 2cpdhk0

N.B. Cet article est paru en première publication sur le courrier de l’architecte le 02 mai 2012.