A Venise, sur le Grand canal, un pont de la discorde

A Venise, sur le Grand canal, un pont de la discorde

@Reinhard-Jahn

Le 11 août 2011, l’architecte Francesco Erbani est invité par le quotidien italien La Repubblica à s’exprimer quant au projet d’un promoteur privé de remplacer, à Venise, le pont dell’Accademia de l’architecte italien Eugenio Miozzi par un nouvel ouvrage. Après le dispendieux pont de Calatrava, les Vénitiens sont en effet dans l’expectative.

Italie | Venise

Contexte
Le pont dell’Accademia, construit en 1933 pour lier le Palazzo Cavalli et la Galleria dell’ Accademia, est l’un des quatre ponts vénitiens qui enjambent le Grand Canal. Il était conçu pour remplacer un pont en acier datant de 1854 que les Autrichiens avaient érigé pour accéder plus facilement à la place San Marco, le Rialto étant, à l’époque, le seul pont qui traversait la lagune.
En 1985, un concours a été organisé pour réhabiliter le pont dont les éléments en bois se détérioraient. Aucun projet n’a été retenu et le pont a été détruit pour une reconstruction neuve.
C’est l’architecte italien Eugenio Miozzi qui a mené ce chantier, renforçant notamment le bois de structure dans des cadres en acier. Aujourd’hui pourtant, vu le nombre important de visiteurs qui empruntent l’ouvrage et les différents facteurs climatiques, il est déjà question d’une imminente «rénovation».
Sauf que, depuis l’inauguration du pont de Calatrava en 2008, les Vénitiens, qui craignent une perte d’identité, s’interrogent sur la pertinence de ces nouveaux projets.
SH

LE NOUVEAU PONT D’ACIER QUI DIVISE VENISE
Francesco Erbani | La Repubblica

VENISE – Un pont fait frémir la lagune. Les nerfs étaient déjà tendus par l’histoire douloureuse de la conception du pont de Santiago Calatrava sur le grand canal. Venise est de nouveau secouée par le projet du remplacement du Ponte dell’Accademia (Le Pont de l’Académie) qui se trouve à quelques pas de la place San Marco.

Et voilà de nouveau des discussions, des approbations et des réprimandes. Alors que la ville est favorable au projet, le ministère de la Culture et du Patrimoine se montre prudent. L’ouvrage est en effet destiné à remplacer l’ancien pont qui traverse le canal en plein centre historique entre les galeries de l’académie et le Palazzo Franchetti.

La polémique a envahi les réseaux sociaux et mobilise les comités. Est-il nécessaire de refaire ce pont ? Et si cela est en effet indispensable, la procédure d’intervention en ce lieu précieux est-elle correcte ?

Il y a deux ans, la ville a déjà mis terme à un autre concours.

Mais en juin dernier, une entreprise bolognaise du nom de Schiavina et son architecte d’origine vénitien Giovanna Mar, inconnu comme expert dans le domaine de la construction des ponts, ont déposé le dossier d’un nouveau projet que la commune apprécie d’autant plus que le coût de l’ouvrage – six millions – serait, selon ses promoteurs, réparti entre l’entreprise elle-même et d’autres sponsors.

@Kaprixo

Une sorte d’hommage à Venise mais combien va coûter réellement cette «gratuité» ?

Destiné à remplacer l’ancienne structure – provisoire à l’époque – construite en 1933, le projet de cet ouvrage d’art d’acier, de tôle de zinc-titane et d’aluminium semble brûler toutes les étapes puisqu’il a d’ores et déjà obtenu l’imprimatur de Codello Renata, directeur des biens architecturaux de la ville, tandis qu’Alessandro Maggioni, responsable et conseiller des travaux publics de la commune, a assuré ses promoteurs d’une décision rapide.

Sauf que Franco Miracco, le conseiller du ministre Giancarlo Galan, freine cette opération. «Il serait impensable qu’une telle question soit résolue localement», a-t-il déclaré. En vertu de quoi, le directeur régional de la culture a envoyé le dossier au comité du patrimoine culturel du ministère qui examinera le projet.

«A quoi servira le nouveau pont ?», s’interroge Edoardo Salzano, urbaniste et ancien doyen de l’IUAV (Istituto Universitario di Architettura di Venezia). «Maintenant que ce pont est devenu une partie intégrante du paysage vénitien et que sa structure est intacte, il serait remplacé par ce nouveau projet au lieu d’être conservé», dit-il.

Lidia Fersuoch, présidente de la section vénitienne d’Italia Nostra*, se pose également la question du bien fondé de ce projet. «Ce pont n’est pas précieux mais il a sa dignité ; pourquoi ne pas le restaurer ?», dit-elle.

Vu le coût exorbitant de l’entretien du bois – sans compter les trois petits incendies survenus ces derniers mois -, le remplacement s’impose, assure Maggioni, qui précise cependant malgré tout qu’il n’y a aucun risque que le pont s’écroule.

Salzano insiste justement sur la problématique du coût en posant toujours la même question : «Que va payer la ville pour ce projet ?». Selon lui, l’ouvrage ne sera pas gratuit et la ville devra accepter des sacrifices, comme supporter de grands panneaux publicitaires et d’autres démarches qui enlèveront à chaque fois au pont un morceau de sa beauté.

Les rapports entre secteur public et secteur privé sont source d’inquiétude à Venise. D’aucuns se souviennent d’un terrain appartenant à l’hôpital de Lido transformé en projet immobilier, un promoteur devant y construire des maisons, des hôtels et une marina. Ou d’autres sacrifices encore, dont le projet de réalisation d’un palais du cinéma qui ne se fera même plus.

La polémique affecte également Calatrava dont le projet, commandé par la ville de Venise, met les finances de la ville en péril. La question n’est pas nouvelle : la structure qui maintient ce pont a besoin de maintenance et le coût, depuis les 15 millions déjà dépensés, est en constante augmentation. Et dire que son pont est présenté comme un «régal».

Massimo Majowiecki, auteur et professeur bolognais, insiste lui sur le côté crucial d’une compétition. Dans les années 30, il souligne que Carlo Scarpa avait participé au concours de la construction du pont et que, dans les années 80, Robert Venturi et Franco Purini ont participé au concours pour sa réhabilitation. Tout cela pour dire que les meilleures signatures internationales pourraient s’engager.

Francesco Ebrani | La Repubblica | Italie
11-08-2011
Adapté par : Sipane Hoh

* ‘Notre Italie’ est une organisation non gouvernementale qui assure la protection ainsi que la promotion de l’histoire, du patrimoine et de l’environnement en Italie.

photo 1: © Reinhard Jahn

photo 2: Kaprixo

N.B. Cet article est paru en première publication sur le courrier de l’architecte le 30 novembre 2011.